vendredi 23 avril 2010

Novelette 1

Départ


On n’a jamais rien su de ce qui s’est passé ce jour-là. C’est resté dans la mémoire des morts, chacun ayant gardé pour lui ce qui aurait pu se dire, afin de ne pas détruire ce qui pouvait rester d’harmonie entre eux. Impossibles à dire, les mots fussent de toute façon restés bien faibles, bien insuffisants.
La seule chose dont on puisse être sûr, c’est qu’à un certain moment, esquissant le geste de quitter sa chaise, il a dit : “ Bon, maintenant, il faut que j’y aille !” sans se lever encore toutefois, tous trois se regardant.
Encore là, mais déjà parti, sans envie véritable, mais nécessité pourtant que personne n’évoquerait - et surtout pas lui - sans aucune précision, laissant chacun imaginer à sa façon, la moins douloureuse possible, chercher une explication, un fait, une date plus ou moins lointaine que lui-même aurait oubliée si elle avait existé, qui aurait été à l’origine de tout, affronté qu’il était aujourd’hui à cette décision qui s’imposait à tous, mais qu’il ne reconnaissait déjà presque plus comme sienne. Lentement mûrie - d’autant plus solide, inexorable - pendant des années dans le silence puisque n’en pouvant parler à personne, même pas - surtout pas - à ce père dont il était pourtant si proche et maintenant que tout aurait pu se dire, chacun choisissait de se taire, la pensée n’ayant pas pris la même direction pour chacun d’eux et appelée d’ailleurs à changer dès qu’il aurait franchi la porte, à changer encore demain et à changer tous les jours qui s’ensuivraient jusqu’à ce qu’on ne reconnaisse plus rien, la douleur se faisant à la fois plus présente et moins forte et qu’il ne reste de cet instant si intense et à bien des égards si émouvant, que l’idée que l’on pourrait se faire d’une image disparue, à moins qu’ayant tout oublié de ce qui s’était exprimé au cours de ce long silence, l’un ou l’autre ne gardât en mémoire qu’une attitude, un regard vers la pendule, un geste vers le chien qui dormait à leurs pieds devant la cheminée, celui-ci ne s’attendant à rien - pas comme eux - profitant seulement de la chaleur du feu, un peu de fumée s’échappant toujours dans la pièce pour aller noircir un peu plus les grandes figurines des deux joueurs de cartes qui s’affrontaient au-dessus de la cheminée depuis de longues années, le visage de l’un, grimaçant et hurlant : “capot !”, mais sur lesquelles on ne voyait plus que les chiures de mouches vraiment trop nombreuses, bref, chacun n’ayant rien gardé de soi ou presque, seulement quelque chose venu d’un des deux autres et pas nécessairement de celui qui s’apprêtait à les quitter. C’est ça qu’il avait voulu dire tout à l’heure, que c’était l’heure, qu’il n’y pouvait plus rien, n’ayant rien décidé lui-même, que c’était une fatalité, que le temps était venu mais aussi que le temps était passé, qu’un autre temps allait commencer sitôt qu’il aurait quitté la pièce, qu’il allait se séparer d’eux - et pas seulement de l’un ou de l’autre - malgré lui, sans qu’on sache au juste où il allait, ni où il serait demain, juste que ce serait au-delà de la mer, en pays étranger, loin d’ici. Peut-être avait-il ajouté, au tout dernier moment : « Vous direz à mon frère »…, mais sans terminer sa phrase, la mère ayant aussitôt tranché : » Oui, on lui dira, ne t’inquiète pas », en ce moment où le fait d’être ensemble n’avait déjà plus aucun sens, gestes inaboutis et parole muette, lui ne le prolongeant et eux ne l’acceptant que comme une formalité parfaitement vide, mais peut-être nécessaire, pour plus tard, quand il ne serait plus là. Et que valait la promesse de revenir un jour quand l’avenir se faisait aussi impénétrable, aussi indéfinissable que ce présent auquel tous les trois se heurtaient en silence, lui regardant tour à tour son père et puis sa mère, celle-ci longuement, avec un regard qui ne disait ni une indulgence qui n’eût pas été dans l’ordre des choses ni une indécente compréhension ?

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